Philippe Bohrer - Le Crocodile - Strasbourg

Le chef des présidents

« EN CUISINANT, ON EXPRIME DES ÉMOTIONS »

Dès le départ, Philippe Bohrer côtoie les plus grands. Il se lance dans la cuisine à 16 ans, avec le chef Pierre Gaertner, avant d’aller travailler chez Bocuse, Bernard Loiseau et Lameloise. Un bon début pour ce fils de fermier qui a commencé en préparant à huit ans sa première choucroute. C’est pendant qu’il travaille avec Paul Bocuse que commence à se dessiner son avenir dans les cuisines présidentielles. En 1976, le grand chef lyonnais se voit décerner la légion d’honneur par Valéry Giscard d’Estaing. À cette occasion, il prépare une « soupe de truffe VGE ». « C’est un consommé avec du ris de veau, des légumes, beaucoup de truffe, et avec un couvercle en fruitage », explique Philippe Bohrer.

 

On comprend que ce plat l’ait marqué, car il lui a presque ouvert les portes de l’Élysée. Quand Paul Bocuse reçoit la légion d’honneur, Philippe sait qu’il devra bientôt faire son service militaire. Il raconte avoir fait un rêve prémonitoire, dans lequel il se serait vu parmi les quatre appelés choisis pour cuisiner à l’Élysée. « Depuis, j’ai tanné Monsieur Bocuse pour l’accompagner à ce dîner », se souvient-il.

 

Son insistance n’aura pas été vaine : pendant deux ans, Philippe Bohrer devient le cuisinier personnel des présidents Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand. Dans les cuisines présidentielles, il découvre une approche différente de celles des restaurants : les repas se préparent au vol, sans carte, mais en suivant un protocole très précis. « C’est une autre dimension », résume Philippe.

 

A l’issue de ces deux années, Philippe Bohrer passe par Chagny, trois étoiles au guide Michelin, avant de faire ce qu’il décrit comme la rencontre de sa vie : Bernard Loiseau. « Il m’a tout appris », confie-t-il, sans vraiment s’étendre sur la question. Tout juste apprendra-t-on que dans le restaurant de Bernard Loiseau, il a été marqué par un plat cher à Ornella Muti : la soupe d’escargots aux orties.

 

 

 
 
C’est ensuite que le cuisinier d’origine autrichienne fait son grand retour en Alsace, en reprenant A la ville de Lyon, le bistrot familial. Il travaille dur pendant onze ans à la tête du restaurant de Rouffach, dans le Haut-Rhin, avant de voir ses efforts récompensés par une étoile au guide Michelin. À ce moment-là, il acquiert un deuxième restaurant à Strasbourg, Le Crocodile, qui sera lui aussi décoré d’une étoile.

 

Tandis que le petit bistrot change de nom pour adopter sobrement celui de son chef, Philippe Bohrer, Le Crocodile devient une table de référence à Strasbourg. Son nom est tiré de la légende locale, comme l’explique Philippe : « Dans la campagne d’Egypte de Napoléon, un maréchal s’appelait Kléber et un aide de camp Inkermann. Selon l’histoire, ce dernier s’est battu avec un crocodile et l’a rapporté à Strasbourg. Il a racheté la guinguette et y a accroché le crocodile. » Une histoire qui fait son effet, mais pas autant que sa cuisine. En 2011, Gilles Pudlowski fait de Philippe Bohrer le chef de l’année en Alsace.

 

Au Crocodile, ou dans le restaurant éponyme de Philippe Bohrer, les plats ne sont pas les mêmes. Au Crocodile, le chef propose un merlan de ligne, tombée de pourpier et extraits de cacahuètes, suivi d’une volaille fermière avec un strudel de pain d’épices et, en dessert, un macaron à la bière accompagné d’un sorbet bière et picon. Pendant ce temps à Rouffach, il préparera une tête de veau croustillante aux crustacés, suivie d’une truite du val d’Orbey aux amandes fraîches avant de terminer sur un gâteau praliné au citron de Menton.

 
 

Mais en bon Alsacien, c’est de la choucroute que Philippe Bohrer partage tous les secrets. Choisir son chou est l’étape primordiale dans la préparation du plat traditionnel. Même si on trouve en Alsace tous les types de choux (rouges, blancs, verts), il faut se tourner vers le blanc. Selon la saison, il permet de préparer deux types de choucroute : celle à base de chou frais et celle concoctée avec du chou mariné au sel. Le choix de la pomme de terre est également crucial. Selon Philippe Bohrer, mieux vaut opter pour une bintje ou une charlotte. Il achète la charcuterie chez Kirn, à Strasbourg, et donne trois conseils : le premier, c’est de manger la choucroute avec de la moutarde Savoura, fabriquée en Allemagne. Ensuite, de bien choisir le pain qui l’accompagnera. « Le pain au curry ou le pain au persil sont très appréciables avec la choucroute », précise le chef en ajoutant que, si ses restaurants fabriquent tous leurs pains, il conseille ceux de la boulangerie Au pain de mon grand-père, à la Krutenau. Enfin, il recommande de boire avec la choucroute du riesling d’Alsace ou encore de la Pils, une pression blonde d’Allemagne.

 

Aux amateurs de chou, Philippe Bohrer donne d’autres idées, notamment de le manger cru, en salade au vinaigre chaud et avec des épices pour le rouge, avec du vin blanc et des légumes comme du rutabaga, du poisson cru et des cacahuètes pour le blanc, ou tombé à cru avec des crustacés ou de la viande pour le vert.

 

Le chef du Crocodile achète ses légumes au marché, sur la place de la Cathédrale de Strasbourg. Comme il choisit de préférence des produits bio, il lui arrive aussi de se rendre au marché couvert bio du mercredi soir, à Rouffach. Il aime l’idée de travailler avec les producteurs locaux, comme Théo Kieffer, à Nordhouse, que Philippe considère comme « le meilleur d’Alsace » pour les pigeons. Même le foie gras est alsacien, produit à partir de canards élevés dans la région.

 

 

Pour le canard au sang, en revanche, Philippe Bohrer cuisine des canettes des Dombes. Il passe par l’intermédiaire d’un boucher alsacien, la maison Spiegel, qui est l’une des rares à proposer les canards tués à l’étouffée. Cette technique est absolument nécessaire pour garder le sang qui permettra de préparer la sauce.

 

Si le chef fait venir ses poissons de mer de Boulogne-sur-Mer ou Bretagne, dans ses restaurants, il essaie de développer les poissons de rivière ou de lac, afin de s’approvisionner au maximum au Heimbach, dont les pêcheurs fournissent souvent les truites cuisinées dans le menu « Trois quarts d’heure en saveurs ».

 

De la même manière, il choisit son fromage en Alsace, à Berrwiller pour le bertschwiller ou à la Chèvrerie des Embetschés, à Lapoutroie. Et pour avoir « tout le savoir-faire d’un yaourt », il se tourne vers les Délices de la ferme de Madame Rué, à Osenbach.

 

Car pour le chef du Crocodile, « La cuisine c’est assez simple, il suffit de la faire avec amour. On trouve des bons produits et on exprime des émotions ». Et les émotions, pour lui, c’est sa région d’origine. S’il devait ne choisir qu’un vin blanc, ce serait le Klevener de Heiligenstein, de Barr. Adopter des saveurs de l’étranger ? Peut-être celle de la Forêt Noire. « La cuisine badoise, c’est une cousine plus rustique de la cuisine alsacienne », explique-t-il.